• Markus Raetz, Hode (tête), 1992, fer et granit. Vestvogoy, Norvège. photo : Skulpturlandskap Nordland © ADAGP, Paris 2017
  • Markus Raetz, Hode (tête), 1992, fer et granit. Vestvogoy, Norvège. photo : Skulpturlandskap Nordland © ADAGP, Paris 2017
  • Markus Raetz, Hode (tête), 1992, fer et granit. Vestvogoy, Norvège. photo : Skulpturlandskap Nordland © ADAGP, Paris 2017
  • Constantin Brancusi, Vue d'atelier : Le Nouveau-Né II, bronze poli (av. 1923) © Succession Brancusi. Adagp Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Droits réservés
  • antony gormley, Horizon Field, (2010-2012) Photo © Markus Tretter
  • Anthony Gormley, Another Times XI, 2008, Hayama, Japon, 2012-13
  • Anthony Gormley, Another place, Stavanger, 1998
  • Anthoney Gormley, Another place, 1997. Cuxhaven, Allemagne
  • Anthony Gormley, Another Time XVI, 2012, Knokke Belgique
  • Eduardo Chillida, El Peine del Viento, Saint Sébastien photo : Javier Paredes © Zabalaga-Leku, Adagp, Paris 2017
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Horizon

Œuvres - 01/03/2017 - Article : Céline Flécheux

De l’horizon, cette limite du regard qui se manifeste comme une ligne où se rencontrent la mer et le ciel, nous savons non qu’il n’existe pas, mais plutôt qu’il désigne un lieu inassignable et non localisable. Se déplaçant avec nous, il est par excellence imaginaire, au sens où il sert de support aux transports de notre imagination et à nos rêveries. Pourtant, cette ligne d’horizon possède une certaine consistance, voire une certaine épaisseur, une présence physique que des artistes ont voulu mettre en jeu dans leurs sculptures. Grâce à certaines de leurs œuvres, nous verrons que l’horizon, qui se présente d’emblée plutôt du côté de la peinture et de la représentation, fonctionne également comme une puissance d’appel pour la sculpture. S’appuyer sur l’horizon et se mesurer à l’horizon, telles sont les deux façons qu’a cette ligne « chimérique » de se manifester concrètement dans la sculpture.

S’appuyer sur l’horizon

Alors même qu’il est imaginaire, les artistes ont repéré la stabilité permanente qu’offre l’horizon lorsqu’on le considère dans le paysage : toujours là, toujours lointain, il figure cette limite qui permet de distinguer le haut du bas, le proche et le lointain. Aussi est-il un repère fondamental pour s’orienter dans l’espace, depuis les premiers navigateurs jusqu’aux pilotes d’avion actuels, tous s’appuient sur l’horizon pour se déplacer, avancer, se positionner dans l’espace.

Transformer la ligne imaginaire de l’horizon en bord stable, tel est un enjeu de la sculpture contemporaine. On le voit, par exemple, avec Janine Antoni qui, en 2003, se filme marchant sur une corde pour mieux rebondir sur l’horizon, devenu tangible dans le paysage, ou encore avec Markus Raetz, dont une tête en bronze, placée devant la mer en Norvège (Tête, 1992, Vestvogoy), change comme par magie d’inclinaison selon l’endroit depuis laquelle on la voit. Dans la lignée de Brancusi (Le nouveau-né, 1930), il se joue ici une identification entre l’horizon et le socle de la sculpture, un socle qui sert non à isoler l’œuvre de son cadre général, mais à l’y faire entièrement figurer. Grâce aux positions que le spectateur doit explorer pour voir la tête, il se noue un dialogue et une profonde réflexion sur la place de l’homme dans la nature, aussi infamilière soit-elle. Sitôt qu’il y a horizon, il y a relation, relation entre l’observateur et les lointains, relation entre les spectateurs qui font des expériences simultanées de la sculpture, relation entre le spectateur et la sculpture qui se métamorphose sous ses yeux, relation entre moi et moi-même. L’horizon exprime cette distance nécessaire de moi à moi sans laquelle le moi s’effondrerait, car sans lui, il n’y aurait pas de possibilité de voir là-bas tout en étant ici. C’est cette distance qui me permet de me projeter à l’horizon tout en gardant les pieds ancrés au sol et de revenir jusqu’au point de départ du sentir afin d’éprouver la spatialité environnante. Dans le cas de la Tête de Markus Raetz s’ajoute une autre dimension, celle du souvenir. Nous voyons la sculpture « à l’endroit » alors que nous venons de la voir « à l’envers », mais surtout, nous avons vu, pendant un long moment, un objet sans forme déterminée, comme une tâche solide et sombre plantée sur un socle. Il nous faut tourner autour pour voir soudainement la tête apparaître, mais même lorsque s’accomplit ce mouvement circulaire, la tête ne demeure pas identique ; loin de se tenir sagement sur son socle, là voilà qui bascule de haut en bas, nous forçant à synthétiser des expériences différentes émanant pourtant d’un même objet. Le fait que la sculpture regarde le paysage avec la tête en bas ou en haut renvoie à une autre dimension de l’horizon, sa fonction de séparation entre le haut et le bas. Or, dans des conditions extrêmes, sans repères, il est fort difficile de savoir si c’est le ciel ou la mer que nous voyons de part et d’autre de l’horizon. Nos pieds seuls nous permettent de ne pas sombrer dans le vertige (qui, paraît-il, serait une des causes des accidents d’avion dans le Triangle des Bermudes). Inverser le haut et le bas par rapport à l’horizon, éprouver « le bleu du ciel » au lieu du bleu de la mer, tel est ce que la sculpture de Markus Raetz nous invite à explorer.

Se mesurer à l’horizon

Malgré sa relative proximité géographique (il est situé à 5 km environ du bord de la plage, si on l’observe à une hauteur moyenne d’1,70m), l’horizon est toujours senti et perçu comme lointain. Ce lointain donne une orientation, il est ce vers quoi l’on avance (même métaphoriquement), ce vers quoi l’on regarde et l’on se dirige. Le sculpteur anglais Anthony Gormley place des figures humaines à échelle humaine à différents endroits du monde, qu’il s’agisse des Alpes ou d’une plage, au Japon ou en Angleterre, parfois d’une figure seule (en Belgique), mais le plus souvent en groupe. Chez lui, l’homme seul se tourne vers son horizon, mais également la communauté, composée de multiples figures, s’enfonce jusqu’à l’horizon. On ne peut se tenir hors du monde et refuser de partager l’horizon commun ; avec l’horizon, c’est le corps entier qui est mobilisé, ce corps singulier qui ne se réduit pas aux yeux, mais qui rejoint le corps de l’assemblée qui est tout entier engagé et immergé dans le monde. Les personnages de Gormley ont également pour fonction d’activer la vue, car regarder l’horizon est une action et ces figures nous servent de relais ou d’appuis qui vont jusqu’à l’horizon pour lui donner une teneur.

Les figures qui vont rejoindre l’horizon doivent procéder par paliers. L’artiste doit marquer des étapes, des stations, qui permettent de mesurer et de projeter son propre corps à l’espace environnant. On retrouve là une ancienne préoccupation des traités de perspective, dont le plus exemplaire est probablement celui de Pierre-Henri de Valenciennes (Elemens de perspective, 1799) quand, dans la dernière image du livre, il représente l’homme confronté au vide du paysage, sans aucune échelle architecturale. L’horizon, seul, lui sert d’appui afin d’avancer dans les lointains. La même idée est en jeu dans une œuvre récente de l’artiste Francis Alÿs : il a demandé à des enfants marocains de s’avancer en ligne dans l’eau vers l’Espagne tandis que des enfants espagnols faisaient de même de l’autre côté du rivage, chacun tenant un bateau bricolé à partir d’une chaussure (2007). De part et d’autre de l’horizon, tel pourrait être le titre de cette performance d’Alÿs, qui réactive l’horizon comme espace possible de rencontre par-delà les frontières arbitraires humaines.

Mais, comme nous le constatons avec ces exemples, l’horizon sculptural joue un rôle d’autant plus crucial que la photographie le prend en considération. À regarder les images réalisées par les touristes des Peine del Viento (1999) du sculpteur basque Eduardo Chillida, on ne sait plus à quelle hauteur l’on se situe, ni si les différents éléments sculpturaux sont prolongés ou pincés par l’horizon. Les multiples variations sur les hauteurs de l’horizon dans les photographies ne doivent cependant pas nous faire oublier que l’horizon est toujours situé à la hauteur des yeux de l’observateur : c’est l’architecte florentin Filippo Brunelleschi qui, dans les premières années du XVe siècle, fit la découverte de cette coïncidence entre la limite du champ visuel et la hauteur des yeux de l’observateur. Du moins est-il le premier à l’avoir utilisé pour son art et cette découverte fut appliquée dans tous les autres arts, comme en témoigne la mise en place de la perspective en peinture à la Renaissance. Les trois éléments, les « peignes » de Chillida, impliquent le paysage, certes, mais également son origine, c’est-à-dire celui qui contemple le paysage, depuis la place qu’il a à trouver pour éprouver son point de vue, s’engager dans le paysage et faire varier ses expériences. Les « Peignes du vent » sont autant de manière de manifester la présence de l’horizon et de nous rendre sensibles à sa présence. Si l’horizon invite fréquemment à la contemplation, il fonctionne aussi comme un puissant moteur pour chercher la hauteur du point de vue que nous voulons expérimenter.