• Anish Kapoor, Flesh, 2002, credits : Serralves © Filipe Braga
  • Anish Kapoor, Flesh, 2002, credits : Serralves © Filipe Braga
  • Anish Kapoor, Sky Mirror, 2018, credits : Serralves © Filipe Braga
  • Anish Kapoor, Language of Birds, 2018, credits : Serralves © Filipe Braga
  • Anish Kapoor, Descent into Limbo, 1992, credits : Serralves © Filipe Braga
  • Anish Kapoor, Descent into Limbo, 1992, credits : Serralves © Filipe Braga
  • Anish Kapoor, Descent into Limbo, 1992, credits : Serralves © Filipe Braga
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Anish Kapoor au Parque de Serralves, Porto

Actualités - 27/12/2018 - Article : José Rui Pardal Pina

Il y a des œuvres qui n’ont pas été créées pour l’entendement humain. L’homme a sa propre relation au temps, qui n’appartient qu’à lui, guidé par des cadences et des rythmes souvent incompatibles avec l’art. Le temps de l’homme n’est pas celui des animaux, ces êtres biologiquement chronométrés et en harmonie totale avec les cycles naturels. Ce n’est pas non plus celui des plantes, un temps infini, passif, attentif au monde qui l’entoure ; in fine, proche du temps de l’art. La lenteur des plantes, n’est par ailleurs ni lente, ni leste. Ces classifications obéissent au regard hégémonique, méthodologique et normatif de l’Homme qui refuse l’altérité du regard de ses semblables, y compris celui des autres êtres vivants avec qui il partage le cosmos. Une vision de l’univers où tous les êtres seraient en communion pleine, vivant leur existence sur un pied d’égalité est encore à écrire.

Toutefois, l’art peut être le catalyseur de cette cosmogonie en devenir, en obligeant l’entendement, la sensibilité et le tempérament humain à se soumettre à un temps pluriel, en alignement avec un monde dont l’Homme a perdu l’essence.

Les installations et sculptures allongées d’Anish Kapoor au Parque Serralves à Porto nous poussent à l’observation méditative. Leur proximité avec la nature offre une perception nouvelle, radicalement différente de l’expérience à l’intérieur d’un musée. Ici, les stimuli sensoriels se succèdent sans interruptions et injectent aux œuvres une vitalité débordante. Là, l’oiseau chante, depuis un lieu où l’homme ne peut se rendre et les feuilles en apparence désintéressées dansent à la saveur d’un vent qui contourne, retourne et donne vie à l’ensemble.

Dans l’espace de La Clairière des Bétulas, en dialogue étroit avec le magnifique Musée de Serralves, conçu par le lauréat du prix Pritzker Álvaro Siza Vieira, mais indissociable d’un manteau vert qui s’étend autour d’elle, l’œuvre Sectional Body Preparing for Monadic Singularity (2015) est une masse étrange : un cube noir éventré par des vases sanguins d’un rouge intense, dont la passivité formelle crie, en réalité, une violence de contrastes. Un caillot ou un organe microscopiques, augmentés au delà de l’imaginable nous laisse épier son intérieur, et sa composition biologique ; sa structure d’interconnexions qui suce et absorbe vides, paysages, sons et lumières pour les expulser ensuite dans une autre dimension.

Comme cela en est l’apanage dans l’œuvre de l’artiste, le corps et la corporalité des œuvres sont des sujets omniprésents. Au musée, de nombreuses maquettes nous rappellent surtout Flesh (2002) une plaie ouverte dans la chair qui est métaphorisée en études pour des sculptures concrètes. L’introduction du biologique est un retour à la nature et à l’union monadique : les formes utérines et vaginales, la liquéfaction des objets.

De son côté, entouré d’une atmosphère bien différente et lové dans le formalisme d’un petit jardin français, Sky Mirror (2018) s’assume comme un défi physique et perceptif inversant l’ordre des choses. La légèreté du ciel descend sur terre, ou à l’inverse, le poids de la terre monte au ciel, dans un exercice optique et mathématique qui bouleverse la logique du réel. Le reflet d’un enfant, tête en bas au cœur de l’œil gigantesque, fouettant les arbustes avec une méchanceté toute humaine bien qu’innocente, rappelait un assemblage surréaliste s’étirant à l’infini sur la surface concave. D’un point de vue matérialiste et conceptuel, nous sommes face à une technique et une exécution fréquemment associés à Kapoor qui convoque l’acier inoxydable, la forme arrondie ainsi que la construction précise et robuste d’une atmosphère.

Au Parque Serralves, le chemin se poursuit entre eucalyptus, chênes, ifs, pins-maritimes et pins-parasols ; s’ouvre ensuite sur des jardins bien dessinés et délimités pour déboucher enfin sur un bois odorant des plus chaotiques. De fait, n’importe quelle œuvre exposée par Kapoor est indissociable et inséparable du complexe sensoriel qu’offrent le parc et les jardins de Serralves : des arômes aux textures, de l’humidité des lacs à la clarté des petites ouvertures, du chromatisme des feuilles aux froides terres du Nord du Portugal.

Pour un artiste dont la réputation s’est faite à l’aune de la dimension colossale et violente de certaines pièces, qui obligeaient une confrontation immédiate aux lieux d’installation, Language of Birds (2018) semble inhabituel dans le vaste corpus de travail de part sa subtilité. Malgré cela, l’imaginaire est identique – les origines, les racines. Des quatre œuvres présentées au Serralves, cette dernière est celle qui requiert un plus grand ralentissement de la part du visiteur pour une complète immersion dans son environnement. La simplicité est désarmante et le geste précis : un escalier en colimaçon nous élève jusqu’à la cime des arbres, nous rapprochant ainsi du lieu des oiseaux. S’assouplir et méditer. Fermer les yeux, se libérer de la vision totalitaire et oppressive, écouter le langage des oiseaux, les échos distants de leurs appels, la rumeur du vent et des feuillages. Appuyés sur la froide rambarde, nous nous éveillons face au soleil rasant qui illumine le pré peuplé de vaches. Les rayons se dessinent à travers l’évapotranspiration et ne sont interrompus que par un merle.

Cette œuvre, néanmoins, fait partie d’un proto-objet qui s’insère dans une conception plus vaste et qui chaque semaine reçoit la visite d’un chanteur d’oiseaux. L’œuvre n’est rien de plus que le support d’une fable bien réelle provenant d’une certaine religiosité mythologique. L’ensemble de la pièce et de son concept établissent un instant d’oraison et de dialogue radical avec les espèces et la nature.

Et si la transcendance est un terme fréquemment associé à l’artiste, il est certain que l’immanence, ce qui vient de l’intérieur, l’est aussi.

Enfin, posé sur une tâche verdoyante informe, entourée de la morphologie urbaine de Porto, Descent into Limbo (1992) souligne une certaine propension aux grands thèmes religieux de l’histoire de l’art qu’Anish Kapoor incorpore dans certaines œuvres. Plus tôt, dans Sectional Body Preparing for Monadic Singularity, on retrouvait un épisode macabre et terrorisant de Marsyas dépecé par Apollon, puis de façon analogue, le Sermon de Saint Antoine aux Poissons dans Language of Birds. Ici avec Descent into Limbo l’artiste nous renvoie au silence et à la pénombre des limbes de la célèbre œuvre d’Andrea Mantegna Jesus-Christ descendant aux Limbes. Nous restons en suspens. De nouveau, il nous invite au ralentissement, à la méditation juste après nous avoir fait signer un déconcertant et suspect formulaire de consentement. L’art peut aussi faire mal.

L’imposant cube de béton apparaît comme un ajout original à l’œuvre de Álvaro Siza Vieira, alors qu’il n’est en réalité que le réceptacle élémentaire d’une expérience clairement religieuse. Au sol est creusé un trou sans fin. Si nous y tombions, nous tomberions éternellement. Les limbes sont la chute, la palpitation perpétuelle ressentie lorsque l’on tombe dans un rêve. Et, parce que l’œuvre ainsi est faite, jamais l’encre de ce trou ne sèche. Elle demeure visqueuse, glissante et sale, nous recouvrant d’une seule couleur : celle du néant, du vide et du difforme.

Sortir de ce cube équivaut à la révélation et à l’expiation de toutes nos fautes et de tous nos péchés. Inondés par le soleil et l’environnement verdoyant, les yeux clament l’obscurité et l’âme la capitulation.

Ainsi, de retour au monde, nous continuons. Vers la même indifférence, le même automatisme des gestes, mais désormais, parés de la cicatrice ouverte par l’art.

 

Anish Kapoor: Works, Thoughts, Experiments
Commissaire : Suzanne Cotter
Musée de Serralves, Porto, Portugal
Jusqu’au 17 février 2019