• Mary Miss, Ladders and Hurdles, 1970. Courtesy of Mary Miss Studio.
  • Mary Miss, Battery Park Landfill, 1973. Courtesy of Mary Miss Studio.
  • Mary Miss, Battery Park Landfill, 1973. Courtesy of Mary Miss Studio.
  • Mary Miss, South Cove, 1984-1987. Battery Park City, New York, NY. Photo of existing site. Courtesy of Mary Miss Studio
  • Mary Miss, South Cove, 1984-1987. Battery Park City, New York, NY. Photo of tower, bridge, and jetty. Courtesy of Mary Miss Studio.
  • Mary Miss, South Cove, 1984-1987. Battery Park City, New York, NY. Concrete retaining platform built on pilings. Courtesy of Mary Miss Studio.
  • Mary Miss, South Cove, 1984-1987. Battery Park City, New York, NY. Wooden walk along side the tower. Courtesy of Mary Miss Studio.
  • Mary Miss, South Cove, 1984-1987. Battery Park City, New York, NY. Photo of tower overlooking the Hudson River. Courtesy of Mary Miss Studio.
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South Cove par Mary Miss

Œuvres - 07/07/2015 - Article : Jonathan Goodman

Mary Miss appartient à une génération de femmes artistes new yorkaises dont le travail a commencé à être reconnu dans les années 60-70. Dans la même lignée que d’autres sculpteures telles que Jackie Windsor et Alice Aycock, ses installations en extérieur ont su révéler une œuvre d’une intelligence et d’une créativité incontestables, alliant sculpture, architecture et paysagisme sur des projets remarquables de fraîcheur et d’originalité. Au début de sa carrière au milieu des années 60, Miss a d’abord créé des formes élémentaires qui tendent à privilégier la relation du spectateur avec la sculpture, comme avec Tar Cone (1966) et Grate (1966). Ces œuvres sont, comme l’explique Miss sur son site internet, « dénudées, squelettiques » ; fabriquées à l’aide de matériaux frustes, ces deux œuvres adoptent une esthétique qui rejette le vernis en faveur d’éléments plus bruts.

Bien que les deux sculptures s’intègrent dans un dialogue avec les formes simples du minimalisme, on ne peut pas véritablement dire qu’elles soient représentatives de ce mouvement. Elles participent plutôt d’une expérience qui sollicite l’interaction du spectateur avec la forme, au lieu de l’annuler, comme le fait souvent l’art minimaliste. Cette attention pour le spectateur positionnerait Miss de plus en plus dans la sphère d’un art « d’esprit public », au sein duquel les installations, l’environnement et l’architecture composent un langage qui engage totalement le spectateur. C’est un art basé sur une philosophie qui, de nature, est en partie politique – les rapports sociaux que Miss façonne dans son art forment une réponse à un mode de vie dans laquelle la démocratie devient une forme d’esthétique. Ceci ne signifie pas pour autant que les implications politiques dans le travail de Miss s’en trouvent diminuées ou considérées comme purement décoratives ; elles sont au contraire renforcées par la haute qualité de l’œuvre qu’elle crée depuis des décennies.

Il est cependant nécessaire de noter que l’oeuvre de jeunesse de Miss en tant que sculpteure a déterminé son orientation générale en tant qu’artiste. Cette œuvre est abstraite, privilégiant la présence physique de l’objet au théorique ; la politique ne fait pas partie de la réalité de son œuvre à cette époque. Ladders and Hurdles (1970) en est particulièrement représentatif – des objets qui n’ont été touchés que pour être transportés et exposés dans un espace public. Stake Fence, également réalisée en 1970, fait preuve d’une maîtrise parfaite du bois comme matériau. Les pieux traversent une sorte de barrière formée par une poutre horizontale soutenue par des verticales de bois. A travers ces deux sculptures, on commence à sentir que Miss s’oriente vers une approche plus architecturale de l’art de la sculpture.

Ces œuvres, qui ouvrent une carrière incontestablement majeure, montrent que Miss a débuté de manière hautement sophistiquée, en évitant les faux pas qui caractérisent parfois les œuvres de jeunesse. Elle était, dès le début, une sculpteure accomplie. En même temps, il est évident que la réussite de ses remarquables projets d’extérieur est déterminée par une vision qui engage totalement la présence physique du spectateur, souvent amené à bouger d’un élément de l’oeuvre à un autre, non seulement dans le cas de South Cove, mais déjà, dès 1973, avec Battery Park Landfill, une œuvre environnementale temporaire installée à New York, composée de cinq éléments espacés de 15 mètres. Cette œuvre d’extérieur est composée d’une série de panneaux au milieu de chacun desquels est découpé un cercle vide qui diminue d’un panneau à l’autre, créant ainsi la vision d’une sorte de colonne d’air s’enfonçant progressivement dans le sol. Le temps, un élément nécessaire à l’expérience de cette œuvre, nous montre que Miss sollicite l’engagement somatique du spectateur, tant par son positionnement contemplatif que par une interaction qui l’interpelle en coordonnant des éléments qui définissent l’expérience de l’art.

Veiled Landscape (1979) est à la fois précurseur intellectuel et physique de South Cove. Commissionnée pour les jeux olympiques d’hiver de 1980 à Lake Placid dans l’état de New York, Veiled Landscape est constituée principalement d’une plateforme en bois entourée d’un grillage surplombant le paysage montagneux qui s’étend face à elle. Les transformations qu’apporte Miss au paysage ne sont visibles qu’en quittant la plateforme qui crée la vue mais qui bien entendu ne reproduit pas les véritables collines et la végétation censées faire partie du contact concret du spectateur avec l’oeuvre. En effet, comme son titre l’indique, le paysage est délibérément partiellement caché. Cette sculpture environnementale est particulièrement intéressante quand elle est mise en parallèle à South Cove, réalisée à New York en 1988. Les deux œuvres comportent une plateforme d’observation. Alors que Veiled Landscape prive le visiteur d’un accès facile au paysage à proprement parler, le deuxième étage de South Cove offre une vue spectaculaire du port de New York. Et bien que la Statue de la Liberté ne soit pas visible de la plateforme, on peut néanmoins l’apercevoir de la promenade en bois longeant la rivière que Miss a intégrée à son espace.

En gardant Veiled Landscape à l’esprit, on voit bien comment South Cove sert de portail a une expérience visuelle mais s’érige (littéralement) comme installation architecturale. C’est également une sculpture de taille gigantesque, à l’échelle des paysages urbain et portuaire qui l’entourent. Miss a travaillé avec deux autres personnes – l’architecte paysagiste Susan Child et l’architecte Stan Eckstut – et leur collaboration semble s’orienter résolument vers une reconnaissance urbaine et publique de la nature – malgré, ou à cause de l’environnement urbain dans lequel elle s’effectue. Ainsi, depuis maintenant près de trente ans, South Cove est devenue la destination privilégiée de ceux qui désirent vivre une expérience nouvelle du port de New York en découvrant un point de vue esthétisé, ou peut être re-traduit, par une œuvre dont la partie supérieure fait volontairement écho à la couronne de la Statue de la Liberté. Cette référence donne une autre dimension à l’environnement créé par Miss en le positionnant dans une histoire du port visuellement identifiable.

L’art new yorkais, contemporain ou non, manque souvent d’un véritable sens de l’histoire de l’art. La ville est connue pour privilégier la réalité spontanée, encourager visuellement l’instant au moment même où il arrive. South Cove n’illustre pas cette attention au présent. L’oeuvre est en elle-même une parcelle de paysage : face à la couronne, un large chemin de bois bordé d’eau sur la gauche et de verdure sur la droite mène à une passerelle de lattes de bois protégée d’une toiture de fer surplombant directement l’eau. Comme avec Battery Park Landfill, la sculpture intègre dans sa forme la notion d’une expérience qui doit être vécue au cours d’un certain laps de temps. South Cove construit ainsi sa propre histoire, même si elle est de nature éphémère, au côté de celle du port de New York dont l’entrée se livre au regard de la Statue de la Liberté depuis 1886. A l’échelle de l’histoire mondiale, c’est bien peu de temps, mais à l’échelle de l’histoire américaine, cela représente près de la moitié de son histoire en tant que nation. Il est clair, d’après moi, que Miss a vu cela dans ce projet. Son clin d’oeil à la statue « aînée » positionne son travail dans cette prise de conscience.

L’oeuvre de Miss s’inscrit bien évidemment dans un art “de terrain”, un art public, dont la pratique s’est fortement développée au cours des trente ou quarante dernières années. Elle a consenti, dans une certaine mesure, à la collaboration que cet art impose, mais de façon à ce que sa créativité s’en trouve augmentée et non pas limitée. Sa vision, aux implications profondément américaines, conçoit l’art comme expérience, plutôt que comme théorie conceptualisée.

Miss assume une vision de l’art qui implique l’engagement formel et physique du spectateur, et au sein duquel les idées peuvent jouer un rôle mais restent secondaires à la réalité de l’environnement tout comme à celle du site et à l’observation de la nature. La scène artistique new yorkaise du centre ville, là où se situait autrefois le « meat-packing district » et où vient de s’installer le nouveau Whitney Museum, a fait de la ville une destination à visiter tant pour sa culture que pour ses espaces naturels. Cela n’a pas toujours été le cas, particulièrement depuis 1987, lors de la construction de South Cove.

A cette époque, Battery Park était loin d’être aussi développé qu’aujourd’hui. La vie du centre ville est devenue attrayante. Le quartier s’est embourgeoisé, et d’une certaine façon, s’est vu tansformé par l’arrivée de grandes fortunes. Les grands immeubles d’appartements de luxe n’étaient alors pas aussi omniprésents. Miss a le mérite d’avoir su conserver les valeurs qu’elle exposait dans son travail de jeunesse ; South Cove ne fonctionne pas uniquement comme une prise de conscience inspirée du lieu où il se situe à New York. L’oeuvre est également une réminiscence d’une époque pendant laquelle New York était encore accessible à une intelligentsia qui aujourd’hui a migré en dehors de la cité, devenue trop coûteuse. Cette mémoire n’affecte pas l’existence publique de South Cove en tant que lieu de visite d’où l’on peut observer le port. Miss, qui encore aujourd’hui vit et possède un atelier non loin de South Cove, serait certainement d’accord pour reconnaître que sa génération d’artistes, ces femmes dont elle fait partie aux côtés de Winsor, Aycock et de la sculptrice Eva Hesse, nous a laissé un héritage artistique formidable qui survit encore aujourd’hui.

Mary Miss, en collaboration avec Susan Child (architecte paysagiste) et Stan Eckstut (architecte)
South Cove, 1984-1987
Battery Park City,
Sur l’esplanade, entre First Place et Third Place
New York, NY, USA
www.marymiss.com