• Franz West, Spalt, 2003 Photo : www.visitnorway.fr
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Tjuvholmen Sculpture Park, Oslo

Destinations - 18/12/2019 - Article : José Rui Pardal Pina

Face à l’emprise croissante des grands groupes et leur accaparement du bien commun, un mouvement de réaction naît tôt ou tard, de l’intérieur ou de l’extérieur, pour exiger quelque chose en retour, quelque chose pour combler le vide idéologique et communautaire causé par les intérêts néolibéraux. C’est à ce moment que les grands groupes commencent à voir l’intérêt de partager une partie de leurs fonds, collections et actifs avec le public. Le pari sur la culture en est l’exemple par excellence, avec la construction de grands musées et l’acquisition d’œuvres et d’auteurs divers.

Évidemment, cela cache quelque chose : les grands musées deviennent à leur tour de grands groupes et l’achat d’œuvres tend à bénéficier un groupe restreint d’auteurs, surtout ceux qui déplacent les foules et font les spectacles médiatiques. Malgré tout, cela reste un geste en faveur de la culture et du débat public, critique et institutionnel, qu’il est important de suivre.

La critique institutionnelle a un défaut : elle a tendance à oublier la critique proprement artistique ; privilégiant le niveau macro, elle dédaigne la proximité, indispensable pour faire l’expérience physique, émotionnelle et esthétique des œuvres d’art. L’équilibre doit être rétabli. Pour un artiste perdu, quelques autres sont aidés, favorisés, voire protégés, sans tomber dans la rhétorique paternaliste, protectionniste ou charitable. C’est tout simplement une question de symétrie : un mot oublié.

Depuis 2002, le Selvaag Gruppen et l’Aspelin Ramm Gruppen développent un des projets d’urbanisme les plus ambitieux d’Oslo : le quartier de Tjuvholmen est un écosystème d’entreprises, de haute finance, de logements de luxe et de culture. Conçu suivant le projet muséographique de Renzo Piano et géré par ces deux entreprises du marché immobilier, l’Astrup Fearnley Museum est un musée privé, doté d’une collection pariant sur les grands noms et les pièces les plus impactantes du marché. En somme, une collection d’entreprise : Damien Hirst, Jeff Koons, David Hockney, Elmgreen & Dragset, Nan Goldin, Francis Bacon, Tracey Emin, Cindy Sherman, Wolfgang Tillman, Rirkrit Tiravanija, parmi beaucoup, beaucoup d’autres. L’exposition actuelle de Gilbert & George, et celle d’Anselm Kiefer, qui vient de prendre fin, sont deux expositions stupéfiantes – surtout celle de Kiefer – qui démontrent clairement le potentiel des musées privés et leur capacité à accueillir de grandes expositions rétrospectives de noms incontournables de l’art contemporain.

Les sculptures dans le parc contigu au musée n’appartiennent pas à ce dernier mais au portefeuille d’œuvres et d’artistes des deux entreprises en question. La morphologie du parc et la disposition des œuvres est radicalement différente à la fois du parc de sculptures Ekebergparken, et d’un autre semblable mais plus modeste (mais non moins intéressant), le Henie Onstad Kunstsenter, dans les environs d’Oslo. Dans les deux premiers, la présence des arbres et la verdure prédominante leur confèrent une aura aussi mystique que magnétique, tandis que Tjuvhomen est unique et attirant en raison de la proximité des eaux des fjords. Cela dit, il y a tant de parcs de sculptures à Oslo qu’il est normal de les comparer, sans pour autant sous-entendre des jugements de valeur.

Le visiteur à Tjuvholmen n’a pas la sensation d’entrer dans un lieu de retraite comme dans l’Ekebergparken ou dans le Henie Onstad Kunstsenter. Le paysage est ouvert, avec peu d’arbres ; il privilégie l’immensité de l’horizon et la lumière du soleil ; et il est d’une grande facilité d’accès et convivialité. Après tout, c’est un parc urbain animé par les ensembles résidentiels, les services adjacents, les passants et l’activité maritime d’Oslo. Il n’est pas rare de voir les paquebots et les ferries fendre les eaux froides de la Norvège ; de temps en temps, retentit l’appel à l’embarquement et au débarquement – une sirène qui fait vibrer l’atmosphère et sursauter ceux qui n’en ont pas l’habitude.

Comme l’Ekebergparken, aucune propension à la monumentalité ici. Exception faite de Eyes, de Louise Bourgeois, mais cela s’explique sans doute par l’aspect figuratif et conceptuel plus que par la dimension de l’œuvre, aucune sculpture ne se détachant vraiment de l’ensemble. Le fait que le parc aussi ait été conçu par Renzo Piano, donc par un architecte, peut expliquer cette absence de hiérarchies au profit d’un équilibre réfléchi.

Eyes, de Louise Bourgeois, s’inscrit dans le discours surréaliste et dans les signes et signifiés que représentait cet organe dans les rêves délirants des artistes. Toutefois, cette lecture risque d’être simpliste et d’occulter quelque peu l’esprit mordant et critique, parfois joyeux, dont Bourgeois était capable de faire preuve. Là où certains voient deux yeux, d’autres y voient deux seins. Cette superposition de regards inscrit Eyes dans la perception masculine des formes féminines. Les seins sont le caractère sexuel sur lequel le regard masculin se porte en premier. Sur un petit monticule, Bourgeois dresse ces formes, les exposant sans pudeur à la perception de tout un chacun, sans tabous et pleine de pouvoir.

Paul McCarthy a sculpté une œuvre également frappante. L’artiste peint les personnages de Blanche-Neige et les sept nains en noir. Une couleur qui, en soi, donne déjà un aspect sinistre à l’ensemble, mais McCarthy va plus loin et tord les silhouettes. Pas totalement, juste quelques touches qui transforment le conte adorable et adoré en un conte de terreur. Dans ce contexte, sexe, violence et peur sont les instruments utilisés par l’auteur, qui voit encore dans la subversion des contes populaires une façon de comprendre le côté occulte et inénarrable de l’imagination.

Franz West, lui, trouve dans la couleur et dans ce lieu spécifique d’Oslo les motifs de ses œuvres. Spalt met en avant les objets marins appartenant à la mémoire locale : la bouée, la corde et l’ancre sont des objets souvent aperçus sur les bateaux qui traversent le quai et les docks d’Oslo. Les tons vifs sont une célébration de cette spécificité locale et servent d’équilibre atmosphérique pendant les nombreuses journées grises de la Norvège. Artist Chairs participe également à cette caractéristique et efface la tendance au classement et à la taxonomie de l’entendement moderne. Les chaises peuvent effectivement être utilisées, chacune avec son design et confort, mais elles n’en sont pas moins des objets conçus dans l’aura singulière, unique et intouchable de l’art et de tout le système qui supporte ce degré d’exceptionnalité. Mobilier urbain ou art ? Telle est la question posée par West.

Anish Kapoor et Ellsworth Kelly proposent les objets les plus minimalistes dans cette sélection de sculptures. Kapoor travaille un bloc d’albâtre, un parallélépipède dans lequel il creuse une concavité. La sensualité est taillée dans la forme et Untitled inspire davantage une dimension haptique qu’optique. Chez Kelly, ce n’est pas tant la matérialité de la sculpture que sa forme qui ressort. Untitled (Totem) remet en cause la vision que nous avons des anciens objets totémiques, grands et monumentaux. Ici, ni l’un ni l’autre attribut ne se vérifiant, en raison de sa dimension modeste, la sculpture ne peut être vue comme une construction refermée sur soi. Les éléments extérieurs sont convoqués en un jeu de perceptions et relations : depuis leur position par rapport à l’horizon et au parc, ainsi que par rapport au soleil et à la pelouse.

Things for a House on an Island est assurément la rencontre la plus étrange dans ce parc de sculptures. Peter Fischli & David Weiss mettent en scène un logement en l’absence de ses habitants. Nous apercevons par la fenêtre ce qui peut être l’intimité de quelqu’un et le désir d’isolement et réclusion comme partie d’un idéal romantique.

De l’autre côté de l’Astrup Fearnley Museum, après le pont qui franchit l’étroit canal, Antony Gormley défie la gravité et les axes tridimensionnels. Un personnage en fer est fermement installé sur le plan du mur du musée. Il nous fixe de haut, l’air menaçant, comme s’il allait tomber. Mais son aspect statique contraste avec la suggestion de mouvement de la propre gravité.

Non loin, de l’autre côté de l’escalier, Ugo Rondinone moule la tête énorme d’une créature fantastique. S’il y a certainement une ressemblance avec des personnages de dessins animés, on ne peut ne pas remarquer que son expression a quelque chose d’insidieux. MOONRISE. east. November. est autant cartoon que partie d’une sculpture plus grande à venir, laissant deviner un monstre aux proportions colossales.

En résumé, le parc de sculptures de Tjuvholmen est un espace accueillant et familial, qui profite de sa complicité avec l’Astrup Fearnley Museum et du paysage offert aux visiteurs. Sa vitalité se trouve effectivement dans sa proximité avec la vie urbaine et cosmopolite d’Oslo et des différentes occasions photographiques qu’elle offre – une caractéristique, d’ailleurs, toujours plus exploitée par les institutions et fondations culturelles, comme des fenêtres d’opportunités touristique et médiatique. Et sa proximité avec les fjords suscite le double désir de contempler cet ensemble de sculptures sur terre, mais aussi en mer, une façon totalement différente de faire l’expérience de l’art.

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