Arte Sella, Città delle idee : entretien avec le réalisateur Luca Bergamaschi

Actualités - 12/06/2016 - Article : Mathilde Simian

Le parc de sculptures Arte Sella a été créé au printemps 1986 comme une réponse citoyenne à la catastrophe de Tchernobyl : au moment où l’humanité prenait brutalement conscience de la fragilité de son environnement, il s’agissait d’inviter des artistes à intervenir dans cette forêt de Borgo Valsugana, dans la province du Trentino, au nord-est de l’Italie, afin de montrer comment l’homme et la nature pouvaient vivre ensemble, dans le respect l’un de l’autre. En trente ans, plus de trois cents œuvres, faites de matériaux naturels ou trouvés sur place – le bois, les pierres, la terre – ont été installées à Arte Sella. Si, au fur et à mesure, une grande partie d’entre elles ont été détruites par le temps et les intempéries ou démontées par soucis de sécurité, de nouvelles installations sont ajoutées chaque année. C’est cette « Città delle idee », comme l’appelle son cofondateur et directeur artistique Emanuele Montibeller, que nous fait découvrir le nouveau documentaire de Katia Bernardi et Luca Bergamaschi. Nous avons rencontré ce dernier au parc de Bercy, à Paris, afin d’en savoir plus sur ce film qui a gagné le mois dernier le Touring Club Italiano Award au Trento Film Festival 2016.

Mathilde Simian : Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce documentaire ?

Luca Bergamaschi : L’idée est venue de Katia Bernardi qui, jusqu’à récemment, vivait tout près d’Arte Sella. Il y a deux ans, elle a commencé à filmer le lieu, sans très bien savoir comment utiliser ces images. Nous avions déjà travaillé ensemble à plusieurs reprises et elle m’a donc proposé d’y réfléchir ensemble. Elle m’a amené dans cet endroit incroyable, et nous nous sommes demandés comment aborder un lieu aussi énorme. Il y avait déjà eu un documentaire sur Arte Sella, tourné il y a quelques années. Il portait principalement sur le mouvement Art&Nature, avec beaucoup d’interviews d’artistes, de critiques… Nous, nous voulions faire quelque chose de l’intérieur et suivre des artistes dans leurs difficultés à installer une œuvre.  Nous avons choisi ensemble les personnages : les artistes que l’on pouvait suivre, le technicien – qui apporte d’ailleurs un côté plus humain – il vit là, dans ce parc – et Emanuele Montibeller, le fondateur et directeur artistique.

MS : Ce qui est fascinant, c’est que les deux artistes que vous présentez dans votre film, Luc Schuiten et Rainer Gross, sont très différents l’un de l’autre : dans leur démarche artistique, leur approche de la nature, leur discours, l’œuvre qu’ils installent. Même physiquement ! C’était un choix délibéré ?

LB : Effectivement, nous les avons choisis pour leurs différences. Nous aurions pu choisir un artiste américain, Anthony Howe, qui était également présent cette année-là, mais c’était la première fois qu’il utilisait des matériaux naturels. Gross et Schuiten, eux,  étaient déjà venus travailler à Arte Sella. Oui, ce sont deux artistes très différents : l’un dessine, l’autre fait. Gross est très concret, très engagé dans la fabrication de l’œuvre. Ce qu’il aime, c’est la sculpture, ce n’est pas un homme de discours. Au début de sa carrière, il vendait des matériaux, il les connaît donc très bien. C’était donc compliqué de le faire parler pour le film. Avec Schuiten, c’était tout le contraire, il parle beaucoup ! C’est un architecte, un intellectuel, c’est le frère d’un grand dessinateur [François Schuiten, ndlr].

MS : Il y a une autre opposition dans votre film, que vous évoquiez tout à l’heure, celle qui se joue entre et le directeur artistique qui est à l’origine de cette utopie, et le régisseur qui donne réalité aux idées des artistes. Ce double contraste entre ces deux artistes et ces deux personnages essentiels à la vie d’Arte Sella met en évidence, comme un jeu de miroir, la dualité si particulière de ce lieu. Et cela me mène au titre de votre film qui, je dois avouer, m’a d’abord troublée car un lieu comme Arte Sella me semblait avant tout un lieu de sensations et d’émotions face à la nature et aux œuvres. Tout sauf des idées. Et tout sauf une cité, une ville. Pouvez-vous nous parler de ce choix ?

LB : C’était compliqué de trouver un titre ! C’est une citation d’Emanuele Montibeller que l’on retrouve dans le film. Elle nous a beaucoup plu. Le mot « città » était pour nous, plutôt que la ville « post- industrielle », un ensemble de personnes qui créent des liens, qui fabriquent ensemble. Quant à « idée », c’est un mot magnifique ! Pour moi, la ville des idées implique un processus, une mise en marche, une création.

MS : Arte Sella fête cette année ses trente ans. C’était à l’origine une réponse à Tchernobyl, n’est-ce pas ? 

LB : Oui, complètement. Ils se sont demandés : en tant que citoyens, que peut-on faire ? Emanuele a alors imaginé un espace dans ce bois où les gens allaient cueillir des champignons et se promener avec leur chien. Il a d’ailleurs dû beaucoup se battre pour faire comprendre aux habitants de la petite ville de 5000 habitants située en contrebas d’Arte Sella l’importance du travail de ces artistes internationaux. Mais sa position est très claire : il espère, comme il l’explique à la fin du film, qu’un jour il n’y aura plus rien ici, que l’homme aura fait la paix avec la nature.  Mais il n’y croit pas beaucoup…

MS : Et justement, alors que vous avez fait ce film l’année de la COP21, on se dit en l’écoutant qu’en 30 ans, rien n’a vraiment changé, si ce n’est pour le pire. Selon vous, est-ce qu’un lieu comme Arte Sella peut changer les choses, faire une différence ?

Je ne crois pas que la politique puisse faire quoique ce soit. Si l’environnement a aujourd’hui la cote, s’il y a eu une prise de conscience, c’est grâce à la société civile. Il y a des visiteurs aujourd’hui à Arte Sella. Mais le lieu reste, et c’est un choix volontaire, un espace à part : pas de mariages dans la Cathédrale qu’on voit dans le film, malgré les nombreuses demandes ! L’esprit est de garder le lieu pour ce qu’il est, ce qui le protège du tourisme de masse, mais amène un tourisme différent. Et les gens s’y intéresseront de plus en plus, la presse s’y intéresse, Le Figaro a publié cet hiver un long article sur Arte Sella. Le lieu est déjà connu du monde l’art, mais il faut l’ouvrir à d’autres publics, par l’éducation. Arte Sella accueille d’ailleurs constamment des scolaires et a un programme de sensibilisation autour de l’art et de la nature pour  les enfants. Tout commence là.

MS : Dans ce documentaire, vous montrez une année à Arte Sella et plus particulièrement le moment très précis de la fabrication de deux œuvres. Vous avez justement choisi de ne pas parler de ce travail de sensibilisation, des trois cents œuvres qui y ont vu le jour, des artistes, des événements. Pourquoi ce choix  du « juste avant »? Ce moment était-il représentatif pour vous de ce qu’est Arte Sella?

LB : Cette approche nous a plu car nous pensions qu’une présentation plus exhaustive allait écraser le lieu, lui imposer un discours, écraser les personnages pour leur faire dire ce que nous voulions entendre – un documentaire à thèse en somme. Ce qui nous intéressait, c’était d’être dans ce lieu, d’essayer de faire parler ce lieu à travers ses personnages, plutôt qu’un discours très large où Arte Sella ne serait qu’une illustration. Nous n’avons donc pas cherché à être représentatif. Ce documentaire pour moi sert à dire : « Allez-y, regardez » !  Et c’est au visiteur ensuite, au moment de sa visite, de se faire sa propre idée. Je préférais faire sentir le bois plutôt que de parler de matériaux éphémères… J’en ai un peu marre des grands discours. Je ne sais pas les faire. Je voulais raconter, en écrivant ce documentaire, une petite histoire qui, en quelque sorte, pouvait s’intégrer dans une plus grande.

MS : Pouvez-vous nous dire combien de temps a duré le tournage?

LB : Le tournage a duré en tout deux ans. Deux ans pour les images. Puis le tournage avec les artistes qui n’étaient présents que deux semaines chacun. S’est ajouté le chorégraphe israëlien, Itamar Serussi Sahar, qui  apporte quelque chose d’autre, qui permet de créer une progression. C’est quelqu’un de génial, une super rencontre pour moi. C’était la première fois qu’il sortait des théâtres, qu’il travaillait dans un espace si ouvert. Il était du coup mal à l’aise, il disait qu’il y avait trop de choix…

MS : … même problématique que la vôtre finalement ?

LB : Exactement, trop d’espace et la question de comment le représenter, l’utiliser. Alors nous nous sommes accrochés au très petit, aux fourmis…

MS : Vous avez je crois utilisé des drônes pour filmer Arte Sella, en quoi était-ce un atout ?

LB : Oui, nous avons utilisé beaucoup de drônes. Heureusement que nous sommes tombés à l’époque des drônes ! Ils permettent le mouvement – entrer dans l’œuvre, en sortir, tourner autour –, un point de vue qui n’est jamais un point de vue humain, et ça devient magique. C’est du coup une expérience que le visiteur ne pourrait pas avoir autrement et puis je trouve que c’est une approche très poétique, très émouvante, qui se prête à la musique exceptionnelle d’Ezio Bosso, grand compositeur italien, ami d’Emanuele Montibeller, qui nous a permis d’utiliser certaines de ses compositions pour le film.

MS : « La nature est la vraie œuvre d’art » dit Emanuele Montibeller à la fin du film : vous semblez être en accord avec cette idée car vous la filmez beaucoup, beaucoup plus que les œuvres d’art en fin de compte

Oui, complètement. À Arte Sella, la nature est beaucoup plus importante que les œuvres qui s’y trouvent. En même temps, ces sculptures permettent de mettre en valeur la nature. Rainer Gross me disait qu’il aimait utiliser des matériaux tirés du vivant, qu’il aimait intégrer ses sculptures dans la nature pour ce qu’elles lui apportaient : ses triangles immenses, près des arbres, les mettent en valeur, dirigent le regard vers le haut, permettant de regarder la nature sous un autre angle, de la voir autrement. Oui, nous voulions faire comprendre et sentir les saisons qui passent, les différents éléments naturels, le vent, la pluie. C’est ça la vraie œuvre d’art.

Arte Sella, La Citta Delle Idee. Un film de Katia Bernardi et Luca Bergamaschi (50’, Italie, 2016).
Le documentaire sera projeté à Arte Sella le samedi 13 août, à 20h30.


Arte Sella
Corso Ausugum 55,
Borgo Valsugana
TN – Italie

Une grande partie d’Arte Sella est ouvert au public toute l’année, sans droit d’entrée.  Certains espaces, Malga Costa (Costa Barn) et la Tree Cathedral, sont ouverts selon le calendrier ci-dessous ou pour des événements ponctuels, avec un billet d’entrée.

Mars – Mai : Tous les jours de 10h à 18h
Juin – Octobre : Tous les jours de 10h à 19h
Novembre – Février : Tous les jours de 10h à 17h

Pour plus d’informations : artesella.it